C’était
le 24 décembre 1850, Maître Jean Cachelou, maire de Chouain, petite localité de
la Basse-Normandie, voisine de Condé sur Seulles, pria quelques membres de son Conseil de venir chez lui
passer joyeusement la nuit de Noël. Il y avait, pendus dans la grande cheminée
ancestrale quelques beaux cuissots de porc. On en descendit le plus gros, on
l’apprêta. Les enfants après la sortie de l'école, à l’automne, avaient
ramassé des châtaignes dans la clairière du père Martin ; ce fut le dessert
tout trouvé. Au fond de la cave, derrière les fagots, à un petit fût de vieux «
Calva » on alla demander un carafon. La bûche de Noël, une grosse racine de
pommier bien sèche prit sa place d’honneur dans la cheminée et au bout d’une
heure le foyer ressembla à une annexe de l’Enfer. A sept heures, les trois
chiens de garde signalent l’approche de nos convives. Ils arrivent, coiffés
d’une casquette à larges bords rabattus sur leurs oreilles et vêtus d’une
blouse bleue reluisante qui leur descend jusqu’à mi-jambe. Aussitôt, Maître
Jean se lève et part au-devant d’eux : « Entrez les gars, dit-il, les yeux
étincelants de gaieté, « il fera meilleur ici qu’en face ». D’un geste amical
il les invite à s’asseoir.
La
table fut approchée le plus près possible de la cheminée. On se mit à manger.
Une bonne soupe aux choux fut vite avalée et le jambon fumé fut pris d’assaut.
Des compliments flatteurs furent adressés à la cuisinière. On louangea Maître
Jean pour son habileté dans l’élevage des porcs. Le lard, en effet, était
exquis et personne ne se fit prier pour retourner au plat. Dans les verres
coulait à pleins bords le cidre le plus pur. On grignota les châtaignes comme
des écureuils ; le café enfin arriva tout fumant. C’est alors que Maître Jean
majestueusement se leva. On crut à un discours de circonstance : « Mes chers
amis, dit-il, si vous êtes de mon avis nous allons pour fêter cette veillée de
Noël jouer aux dominos. Charlotte, apporte-nous le “ Juge de Paix ” ». L’invité
de Maître Jean ne surprit personne. C’était inévitable. Le Maire de Chouain, un
joueur passionné, n’était-il pas le champion aux dominos du Concours
départemental ? Si Jean Cachelou avait invité ses amis à venir ce soir-là, ce
n’était pas tant pour avoir le plaisir de partager avec eux les joies
traditionnelles de la nuit de Noël que pour essayer encore de les battre à
plate couture à son jeu favori.
La
partie s’engage et Jean Cachelou demande à Louis Nativelle du « quatre » ou du
« six », Le malheureux partenaire en est dépourvu mais en manière de
consolation Jean Cachelou empoigne le carafon à eau-de-vie et dit avec un gros
rire, lui remplissant généreusement sa tasse : « En voilà du « quatre et du
six ! » Louis Nativelle, confus de se voir servi si largement, le remercia en
lui disant : « Merci ! mais vous vous trompez mon cher ami, car ça c’est du «
trois-six ! » Et pendant plus d’une heure les éclats de rire emplirent la
cuisine ; les dominos tourbillonnèrent sur la table ronde mais Jean Cachelou
gagnait toujours. Désespérés, les joueurs, d’un commun accord, se mirent à
tricher pour favoriser leur victoire, mais rien ne put changer la fortune du
Maire de Chouain, il était toujours le beau champion aux dominos ! Notre brave
homme se plaisait d’ailleurs à faire l’éloge de ce jeu à qui voulait
l’entendre. A vrai dire ce jeu est très populaire en Basse-Normandie. Nous le
trouvons en honneur dans la plus humble maisonnette comme dans le plus beau château.
En entrant, la boite de dominos s’aperçoit sur le bord de la cheminée. Le jeu
est là, semble-t-il, à la portée de la main. De très bonne heure on l’apprend
aux enfants et les plus petits commencent par construire avec ses petits
rectangles d’ébène des maisons, des ponts, pour les voir ensuite s’écrouler
avec un joyeux fracas. On l’appelle « le Juge de Paix » car il est l’arbitre,
au café, qui désigne le bon payeur de la tournée... Pendant ces interminables
parties, les joueurs oubliant la neige qui tombait à gros flocons recouvrait
de son blanc linceul chemins et sentiers, goûtaient dans la cuisine de Maître
Jean les plaisirs d’une soirée idéale.
Un
nuage, cependant, vint assombrir le front de Jean Cachelou. La poignée a été
mauvaise, les dominos se sont montrés réfractaires au mélange ; pas un bout de
blanc dans son jeu ! « Mon Dieu, dit-il, que de blanchisseuses ! » Tout en
parlant ainsi un sourire amer apparaissait au coin de ses lèvres charnues. « Moi, répondit ironiquement Joseph Martin,
je joue le « double- blanc », ce sera un « appelant », comme à la chasse aux
canards ? ». « Pour une autre fois,
répliqua Maître Jean, mais rira bien qui rira le dernier ». Tout le monde
ajusta du blanc et Jean Cachelou resta propriétaire d’une belle collection de
trous. Partie perdue ! Rouge de colère, notre grand joueur appela sa femme : «
Charlotte, dit-il, verse donc dans les tasses, je n’ai pas le temps de servir ;
la mécanique manque d’huile, ça ne va plus ! » 1l saisit ensuite, comme un
avare, sous ses grosses mains les dominos infidèles, les malmène comme s’il
voulait les punir et commande : « Au plus haut double ? » La poignée, cette
fois, était bonne, la partie fut menée rondement et comme le César antique
rentrant au Capitole après la conquête des Gaules, Jean Cachelou annonça
triomphalement : « Je suis venu, j’ai vu et je suis vainqueur ! » Ah ! pour une
partie de dominos, ce fut une fameuse partie celle-là. La vieille horloge
normande dissimulée dans un coin, égrène sur son timbre de bronze onze coups.
La messe de minuit va bientôt commencer. Madame Cachelou invite alors
gracieusement la compagnie à laisser là les dominos pour s’acheminer vers
l’église du village. Du gros cidre, cependant, coupé de vieille eau-de-vie de
cidre, est encore servi tout bouillant à nos joyeux convives. Les bolées se
vident aussi vite qu’elles se remplissent. On allume la grosse lanterne en
forme de bonnet de coton, aux vitres de corne par le temps jaunie. Les chaufferettes
en bois sont aux mains de la patronne, des enfants et de la servante. On part ;
ces dames en avant pour éclairer la route, ces Messieurs derrière, les mains enfoncées
dans leurs poches. Par leurs reflets successifs leurs pipes en racine de
bruyère servent de moyen de reconnaissance. Tout le long de la route on parle
encore des dominos. « Ah ! c’est la chance ! » disait l’un. « Oui, répliquait
Maître Cachelou, mais avec un « poil de jeu, faut encore savoir s’en servir ».
Les
femmes ne prêtaient guère l’oreille à leurs joyeux propos, elles étaient trop
bien occupées à retrousser leurs jupes pour ne pas trop paraître négligées dans
l’église. Les cloches mises en branle par de solides gaillards dont l’ardeur
avait dû prendre sa source au fond de leur grand verre, appellent les chrétiens
à célébrer l’anniversaire de la naissance de l’Enfant-Dieu. On arrive, on
frappe du pied sur les marches de l’église pour décoller la neige qui s’est
incrustée aux sabots de hêtre. Les hommes éteignent enfin leur pipe et mystérieusement
on entre dans le Saint Lieu. Sur les bords des fenêtres ogivales, le curé a
fait placer en ligne plus de deux cents chandelles qui pleurent mais illuminent
quand même la vieille église du moyen-âge. Saint Pierre et Saint Germain dans
leur niche angulaire respective semblent monter la garde et rendre les
honneurs à ceux qui viennent prier Dieu. D’un pas assuré, le corps droit,
Maître Jean Cachelou s’avance dans le chœur, semblant dire à tous les
paroissiens que le Maire de la commune arrive présider la grande cérémonie de
la nuit de Noël. Sa stalle est réservée, il en prend légitimement possession.
Un regard à droite, un regard à gauche, c’est son amical salut à tous et il
s’assied.
L’office
commence par le chant des psaumes de David. Les chantres psalmodient avec
cette mélancolie qui sied aux règles de la liturgie sacrée. Maître Jean ajuste
ses lunettes, ouvre son vieux livre de première communion, cela pour se donner
une contenance car il ne sait ni chanter ni lire le latin. La monotonie des
chants ou peut-être le résultat d’une digestion trop lente vint accabler notre
champion. Une sorte de pesanteur l’envahit peu à peu et l’invite
irrésistiblement au sommeil. Sa résistance au sommeil le force à imiter le
petit poisson qui mord par saccades à l’hameçon du pêcheur à la ligne. Hélas !
il dort, il ronfle même ! Le curé l’aperçoit de son trône pontifical. Il est
scandalisé et il appelle un enfant de chœur ; c’est le petit-fils de Jean
Cachelou lui-même : « Va, dit-il, réveiller ton grand-père qui dort dans sa
stalle ». Soit par honte, soit par timidité, l’enfant hésite mais enfin obéit.
Ciel ! le brave curé, pour éviter un scandale, en fit commettre un bien plus
grand car, à l’appel timide de son petit Georges, Maître Jean Cachelou s’écria
d’une voix sonore : « Eh ! bien, six partout et domino ! »